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Cyrano aux tranchées

Une curiosité que cette rencontre entre Cyrano et un Poilu, quelque part autour de Verdun en 1918...


Cyrano de Bergerac, nous le savons, a connu de nombreuses déclinaisons, de plus ou moins grand intérêt, pratiquement dès sa création. Parmi ces palimpsestes, relevons une courte pièce en un acte et une scène écrite, jouée et publiée en 1918. Le moment est emblématique : l'armistice sera signée quelques mois plus tard seulement, peu avant la mort de Rostand.


Cyrano de Bergerac aux tranchées, c'est donc le retour de Cyrano sur Terre alors que le monde est en guerre depuis 3 ans et sa longue discussion avec un Poilu. Les Français ont-ils changé entre le XVIIeme et le XXeme siècle ? Telle est la question principale. L'intérêt de cette oeuvre tient au traitement de la question qui évite l'agressivité gratuite et les insultes faciles.
Cette pièce intéressante est à la fois légère et pesante au vu de son contexte historique, mais le plus important n'est-il pas, en somme, que l'on y retrouve notre héros immortel ?


CYRANO DE BERGERAC AUX TRANCHEES

La Superbe Pièce Patriotique de Joseph Suberville
Jouée au front avec le plus grand succès


Parue dans L'Idéal, revue mensuelle, 17eme année N° 3, mars 1918

La scène représente une tranchée : à gauche, une entrée de gourbi, sacs de terre, fils de fer barbelés, etc.

Cyrano
Palsambleu !

Le poilu
Celui-là ?

Cyrano
Où vais-je ?

Le poilu
D'où sort-il ?

Cyrano (à part)
C'est un pays extravagant...

Le poilu (à part)
C'est un civil...

Cyrano (même jeu)
Avec ces trous...

Le poilu (même jeu)
avec sa marmite emplumée...

Cyrano
Un abîme...

Le poilu
... un civil du Théâtre aux Armées,
A moins que ce ne soit un vulgaire passant !
Est-ce ainsi qu'on s'habille à l'arrière, à présent ?

Cyrano
Ces fossés...

Le poilu
Les boyaux.

Cyrano
Quelle énorme charrue
Creusa de tels sillons semblables à des rues ?
Et quel âge d'airain épanouit partout
Ces floraisons de fil de fer ?

Le poilu
Mais il est fou !

Cyrano
Et ces immenses trous, que sont-ils ? Des cratères ?
Suis-je sur le Vésuve ? Ai-je chu sur la terre ?
En la planète Mars ?

Le poilu
Plutôt !

Cyrano
... ou dans Vénus ?

Le poilu
Ah ! mais non !

Cyrano
J'aboutis à quel point terminus ?
Je me serai trompé peut-être de planète...

Le poilu
Vous avez oublié d'emporter vos lunettes !

Cyrano (se retournant)
Ce manant-là !

Le poilu
Ne prenez pas de la hauteur
Car le manant est un poteau... indicateur.
Qui êtes-vous ?
(sur un geste dédaigneux) N'écrasez pas les plates-bandes !

Cyrano
Et vous-même, pour faire une telle demande ?

Le poilu
Moi ? Je suis un poilu.

Cyrano
Un Poil..?

Le poilu
U ! Le Poilu !
C'est un soldat qu'on a, comme il en a fallu !
Et qui sait mettre, avec le chic héréditaire,
La pipe d'un grognard aux lèvres d'un mousquetaire !
Pour quelqu'un qui voyage en paraissant lorgner,
Vous ne m'avez pas l'air d'être bien renseigner !
Quel est donc le Monsieur dont je serre la pince ?

Cyrano
Le baron Cyrano de Bergerac !

Le poilu
Oh ! Mince !
Cyrano ?

Cyrano
Lui-même !

Le poilu
Ah ! J'aurais dû deviner
Que c'était vous !

Cyrano
Comment ?

Le poilu
Pardi ! Par votre nez !

Cyrano
Mon nez ?

Le poilu
Oui, votre nez, le Nez ! Cela vous fâche
Qu'il vous immortalise autant que le panache ?

Cyrano
Merci !

Le poilu
D'où venez-vous ?

Cyrano
Droit de la lune !

Le poilu
Tiens !
Vous avez donc trouvé un huitième moyen !

Cyrano
Très simple. Je baillais dans cette scélérate...

Le poilu
Certes ! depuis le temps !

Cyrano
Et j'ai dit à Socrate :
Cher Monsieur, je vais voir ce qui se passe en bas,
Si Paris est toujours joli, si l'on se bat ;
J'ai guetté la descente exquise de la brune,
Et je me suis glissé dans un rayon de lune !
J'ai failli traverser l'aile d'un papillon
Enorme qui passait...

Le poilu
Ah ! oui ! quelque avion !

Cyrano
J'ai manqué me casser le nez comme un bélître
Sur de gros hannetons aux bourdonnants élytres !

Le poilu
Les marmites, pardi !

Cyrano
Puis, je vis un vallon ;
Ce doit être Saint-Cloud, pensais-je, et de mon long,
Je me suis laissé choir, Monsieur, comme une bombe !

Le poilu
Vous vous êtes fait mal ?

Cyrano
Je plane, quand je tombe !

Le poilu
Vous êtes bien tombés !

Cyrano
Où donc ?

Le poilu
Mais sur le front !
Cela vaut mieux que de tomber sur son... sur son...
Vous comprenez ?

Cyrano
Si je comprends ! Mon coeur tressaille
D'être arrivé quand il fallait : pour la bataille !

Le poilu
Quoi ? Vous n'avez donc rien entendu de là-haut ?

Cyrano
Un bruit vague.

Le poilu
Le ciel est loin, ou sans écho !
Si vous saviez, depuis trois ans, quel tintamarre !
C'est la guerre !

Cyrano
J'en suis ravi !

Le poilu
Moi, j'en ai marre !
Voulez-vous mon flingot ? Je prendrai votre vol !

Cyrano
Nous nous battons toujours contre les Espagnols ?

Le poilu
Monsieur, les Espagnols ont rabattu leur feutre,
Et ne se battent plus contre nous : ils sont neutres.
Nous nous battons contre les Boches !

Cyrano
Contre les..?

Le poilu
Les Allemands !

Cyrano (rectifiant)
Messieurs les Allemands !

Le poilu
Il est
Poli, le mousquetaire ! Il serait moins bégueule
S'il recevait une marmite sur la gueule !
Nous avons contre nous, outre les Allemands,
Les Bulgares, les Turcs...

Cyrano
Les Turcs ? Evidemment !

Le poilu
... Et les Autrichiens... enfin toute la clique !

Cyrano
Et vous êtes tout seuls pour donner la réplique ?

Le poilu
Nous sommes quelques-uns ensemble, s'il vous plaît !
Serbes, Américains, Italiens, Anglais,
Japonais, Portugais, Roumains, Belges et Russes...

Cyrano
Rien que çà [sic] ?

Le poilu
Rien que çà [sic] contre le roi de Prusse !

Cyrano
Et depuis quand vous battez-vous ?

Le poilu
Oh ! depuis peu :
Depuis trois ans !

Cyrano
Trois ans !

Le poilu
Nuit et jour.

Cyrano
Sarpejeu !
Et combien êtes-vous de soldats à vous battre ?

Le poilu
Des millions !

Cyrano
C'est merveilleux !

Le poilu
Et peu folâtre...

Cyrano
Mais pourquoi faites-vous la guerre ?

Le poilu
Parce que
Nos champs étaient trop verts et notre ciel trop bleu,
Qu'un sang trop enivrant jaillissait de nos vignes,
Et que pour les Français la terre était bénigne
Alors qu'elle boudait l'autre côté du Rhin !
Parce que nous étions le Peuple Souverain
Qui se rappelait trop la vieille Marseillaise ;
Parce que nous étions la Liberté Française
Qui montait des vallons à l'assaut des coteaux,
Tandis que se dressait derrière les poteaux
De frontière, la Barbarie atroce et rouge ;
Parce que nous étions le seul pays qui bouge,
Alors qu'autour de nous les autres restaient cois !
Voilà pourquoi nous nous battons ! Voilà pourquoi !

Cyrano
Je regrette d'avoir été de mon époque
Maintenant qu'un Poilu, lorsque je passe, évoque
L'Epopée admirable, immense de son temps,
Où, pareils à des nains, surgiraient les Titans !
Pourquoi ne puis-je, avec mes Cadets de Gascogne,
L'éperon à la botte et la plume au vigogne,
Bondir, charger contre ces tas de malandrins,
Et les jeter, le nez en avant, dans le Rhin !
Où sont-ils donc ? Je vais leur passer sur le ventre !

Le poilu
Non, mais vous attigez ! Si vous voulez qu'on entre
Dans ma guitoune, en cas...

Cyrano
En cas de quoi ?

Le poilu
De quoi ?
Mais d'un bombardement !

Cyrano
Lors ! montons sur un toit !
Comment se pourrait-il que dans un trou j'entrasse
Comme un lièvre ? Je suis d'une meilleure race !

Le poilu
Ah ?

Cyrano
Cyrano, vivant, ne pénétra jamais
Quelque part, en courbant quelque peu son plumet !
Et mort, je n'entrerais même pas à Versailles,
Si d'un pouce, le seuil diminuait ma taille !

Le poilu
Mais vous ne craignez pas d'attirer les regards ?

Cyrano
Au contraire, et je vais me montrer aux remparts !

Le poilu
Mais les Boches vont nous repérer !

Cyrano
C'est possible ;
Mais je n'abdique pas l'honneur d'être une cible !

Le poilu
Oh ! moi, je n'y tiens pas !

Cyrano
Moi, je m'en saurai gré.

Le poilu
Et lorsque vous serez tué ?

Cyrano
Je le serai.

Le poilu
Alors, qui gagnera la bataille ?

Cyrano
Qu'importe !
Il suffit qu'on se batte !

Le poilu
Il convient qu'on s'en sorte !

Cyrano
Se bat-on dans l'espoir d'un succès ?

Le poilu
Halte-là !
Monsieur, nous nous battons, nous autres, pour cela !

Cyrano
Le temps a-t-il changé les Français héroïques ?

Le poilu
Ils sont ce qu'ils étaient en étant plus pratiques !
Ce qui change, c'est la manière, pas l'élan !
Vous autres, vous faisiez la guerre en rigolant !
Cà [sic] ne durait qu'un jour, vos batailles gentilles !
Vos canons ne lançaient que des boules de quilles !
Puis, quand vous reveniez dans vos nobles salons,
Les dames se haussaient au bout de leur talons ;
Les comtesses gloussaient aux marquises confuses :
« Ma chère, il fut blessé par un coup d'arquebuse ! »
Et vous aviez trois grains de plomb dans les mollets :
Juste assez pour un pansement !

Cyrano
Mais, s'il vous plaît !

Le poilu
Tandis que nous, l'obscure et patiente clique,
Nous, les Poilus de la Troisième République,
Nous, qui sommes vêtus de boue, admirez-nous !
Nous qui ne portons pas de plumet, mais des poux,
Qui ne sommes choyés par aucune marquise !
(Nous avons mieux, c'est vrai : des marraines exquises !)
Nous qui peinons, nous qui luttons depuis trois ans !
Nous qui toujours avons à verser plus de sang
Que n'en eurent jamais nos aïeux ; pauvres hères,
Qui dûmes affronter l'effroyable Matière
Transformée en canons, en obus, en étau,
En bête qui vous guette aux replis des coteaux
Et vous happe, et vous mord, et vous brise !... nous autres
Qui n'illustrerons pas nos noms comme les vôtres :
Je crois que nous valons encore nos aïeux,
Que, s'ils furent plus breaux, ils ne firent pas mieux ;
Que nous savons, autant que les meilleurs, nous battre ;
Et que Napoléon, Louis quatorze, Henri quatre
Qui jadis eurent l'heur de se battre avec vous,
Seraient très honorés de se battre avec nous !

Cyrano
Je n'ai jamais chanté, Poilu, ta Marseillaise,
Mais nous avons tous deux la même âme Française :
Nous luttions au soleil, vous luttez dans la nuit,
Il faut bien plus de coeur, pour se battre aujourd'hui !

Ô France ! si diverse à la fois et la même
Dans l'histoire et sous le soleil !
C'est une âme immortelle et c'est un ciel pareil
Qu'en toi le monde toujours aime !

Ton sang passe à travers des millions de coeurs,
De père en fils et d'âge en âge ;
Mais sans cesse, partout, tandis qu'il se propage,
Ton sang bat un rythme vainqueur !

Jadis il suffisait à nos Cadets farouches,
Pour suivre ou venger n drapeau
D'une rapière au poing, d'une plume au chapeau
Et d'une chanson à la bouche !

Il faut plus que cela maintenant à tes fils !
Leur curage est de l'endurance !
Ils achètent la gloire au prix d'une souffrance
Qui ne nous broyait pas jadis !

C'est un champ de bataille austère qu'ils traversent,
Hérissé de renoncement ;
Et ce n'est plus un sang généreux seulement,
C'est de longues sueurs qu'ils versent !

Mais ils sont aussi beaux dans l'ombre d'un talus,
Que nous, au regard de la terre !
Et je te reconnais, France des mouquetaires,
Dans la France des Poilus !

Tu gardes sur ton front le charmant diadème
Jalousé par les Etrangers !
C'est vainement qu'on dit : « Les Français ont changé » !
Ô France, ton âme est la même !

Ainsi, dans les vergers du brûlant Languedoc
Ou de la tiède Picardie,
Dans tous les coins de terre où, fidèle et hardie,
Eclate la coix de ton Coq ;

Les mobiles saisons l'une après l'autre passent,
Avec leurs feux et leurs couleurs,
Sur les arbres français renouvelant la grâce
Des feuilles, des fruits ou des fleurs ;

Les floraisons ont beau changer à chaque année ;
C'est, à chaque année, éclatant
Toujours la même sève et le même printemps
De la Moselle aux Pyrénées !


... Mais il est temps que je retourne au Paradis !
Morbleu ! puisque la mort incurable engourdit
Mes poignets à côté de ma lampe rouillée ;
Que vous faites d'ailleurs une guerre embrouillée,
Une guerre de trous, qui jamais ne permet
La fierté de dresser son torse et son plumet
En plein soleil, et sur le plus haut monticule,
Puisqu'être un point de mire est chose ridicule,
Et qu'ici comme en face, on serait étonné,
Et qu'on s'esclafferait d'apercevoir mon nez
Surgir dans l'air limpide et sur la route large
En menant les Cadets de Gascogne à la charge ;
Puisqu'enfn nous avons des fils et des filleuls
Dans ces Poilus, qui sauront bien s'en tirer seuls ;
Mon intervention serait inopportune,
Et tranquille, je vais remonter dans la lune !
Adieu ! Finissez bien !

Le poilu
Le plutôt qu'on pourra !
Et dites bien à nous aïeux qu'on les aura !

Cyrano
Oh ! ce renseignement me paraît inutile :
Puisque vous êtes-là, vos aïeux sont tranquilles !
Mais la lune m'amèbe un suprème rayon.
Je m'y glisse !

Le poilu
Prenez bien garde aux avions !
(Le rappelant) Hep ! Ne laissez-vous rien pour aider notre tâche ?
Quelque chose de bien français ?

Cyrano (jetant son plumet)
Si : mon panache !


Rideau



FRANCE


  Auteur

Ludovic Diamant-Berger

Ludovic Diamant-Berger



Publié le 18 / 12 / 2005.


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