L'ombre de mon profil sur le mur du jardin...
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Nous avons notre Gérard Depardieu, nous aussi, en Flandre. Il s'appelle Jan Decleir, un géant impressionnant, le placard fourré de prix, d'Ours et Palmes d'Or, de nominations de Césars et d'Oscars.
Herbert Flack, lui, c'est le second, plutôt du genre Brad Pitt : pour les rôles à Oscars, on le trouvait toujours trop beau, et malgré tout le talent du monde, pour un acteur, être beau, ça a autant d'avantages que de désavantages, pour les hommes autant que pour les femmes.
Alors, Herbert s'est contenté de faire battre les coeurs des dames en jouant les héros romantiques, les amants passionnés, les flics héroïques, sur l'écran du cinéma, de la télévision, sur les planches du théâtre.
Sa beaute lui arrachant le laurier et la rose (ah! non, pas la rose?), mais à présent, frôlant la cinquantaine, il remporte la récompense ultime d'acteur : il joue le plus beau rôle mâle du théâtre occidental, le rêve de tous les acteurs du monde : il joue Cyrano?
Le Théâtre Régional Flamand monte un
?Cyrano de Bergerac? entier, intégral et fidèle à Rostand, un chose rare depuis toujours. On a mis en marche une machine impressionnante, car nous sommes ambitieux, à nos heures?
La traduction néerlandaise est, dit-on, plutôt réussie. Si je l'avais lue ou vue, je vous en dirais davantage mais je sais que le metteur en scène a décidé, pour toutes les tirades telles que
?Ce sont les Cadets de Gascogne? , ?A la fin de l'envoi, je touche!?, ? Comment faire les tartelettes amandines?, ?Approchez, Bertrandou, le fifre, ancien berger?? bref, partout où Cyrano ou Rageneau sont supposés réciter vraiment de la poésie, de garder la forme des vers ; pour le reste, on en a fait un texte coulant normalement.
La fameuse scène du balcon, là où Cyrano se laisse aller, protégé par l'obscurité, notre Herbert entre en une trance poétique qui fait littéralement monter aux nues Roxane, et ça aussi, c'est en vers. (On dit souvent que le Néerlandais, c'est pas beau; n'en croyez rien, c'est pas vrai?)
Ce n'est pas pour rien que j'ai commencé mon texte avec une pensée sur la beauté physique. Interrogé après la première, Herbert explique que lui et les réalisateurs font focus sur ce côté très ?actuel? de la pièce pourtant déjà plus que centenaire : qu'aujourd'hui nous soyons tous plus ou moins complexés par notre "look", et que celui qui se trouve laid, s'en trouve handicapé, en souffre au point de s'en empoisonner la vie et de s'en haïr soi-même.
Le Cyrano de Herbert Flack n'est pas en premier lieu l'amant mélancolique et romantique, mais surtout l'homme populaire, brillant, fougueux, admiré et aimé de (presque) tous? mais qui malheureusement se considère loti d'un "handicap" insurmontable, à cause duquel il est moqué et ridiculisé (ou s'imagine l'être), ce dont il souffre amèrement, sans le faire voir, mais contre lequel il lutte avec une arme formidable : non pas son épée redoutée des méchants et des lâches, mais son éloquence, qu'il manie avec encore plus d'invincibilité. On peut échapper à son glaive, mais non pas à ses répliques, mortelles comme des bottes secrètes.
Aujourd'hui, notre ?look? est plus important que jamais? Les hommes autant que les femmes se torturent et se font torturer pour être beau selon les canons du jour : si vous ne répondez pas auxdits canons, vous ne comptez pas, ou du moins vous pensez ne pas compter. Et secrètement, vous souffrez. Vous vous haïssez. Vous avalez des pilules, vous vous droguez, vous ruinez votre santé à suivre régime inutile après régime, opération après opération, vous vous enfoncez les doigts dans la gorge, vous vous faites mourir de faim, bref, vous souffrez, quoi. Et ça ne s'arrête jamais, car dès que quelqu'un semble vous accepter comme vous êtes, vous vous demandez tout de suite avec méfiance : celui-là ne regarde-t-il pas mon nez?
C'est pour ça que l'accent de cette représentation n'est pas tellement sur l'héroïsme et le romantique (quoique ni l'un ni l'autre ne se fassent négliger !), mais surtout sur ce Cyrano dans chacun de nous, celui qui pleure : ?allô maman, bobo !? maman, comment tu m'as fait, j'suis pas beau !?
C'est ce Cyrano-là que nous comprenons si bien, aujourd'hui. Alors, à le voir là sur scène, si magnifique, si drôle, si malin et si fort, décliner lentement et péniblement vers la fin tragique, non pas par la main des autres, mais par la sienne propre, on pense regarder dans un miroir (un beau !). On rit, on pleure. On sort de la salle les larmes aux yeux.
La première est passée à Anvers. Pour ceux qui comprennent le Néerlandais, et ont envie de voir la pièce, rendez-vous à Gand!
Distribution
Herbert Flack (Cyrano de Bergerac)
Sandrine André (Roxane)
Patrick Vandersande (Christian de Neuvillette)
Wim Danckaert (Graaf de Guiche)
Manu Verreth (Ragueneau)
Steve De Schepper (Lignière)
Erik Goris (Le Bret)
Equipe
Mise en scène Bruno Van Heystraeten
Costumes: Thierry Bosquet
Décors: BVBA Poulliefolle
Lumières: Phlippo showlights nv.