C'est à un spectacle au fil de l'épée que vous êtes conviés, par Séverine Bujard et Frédéric Polier pour la mise en scène, Frédéric Polier dans le rôle-titre et par onze comédien(ne)s qui se partagent les quelque cinquante rôles de la pièce.
Séverine Bujard déclare « que c'est une œuvre très forte, très cohérente, qui résiste farouchement à l'adaptation ou à l'actualisation, à cause de sa langue, de son rythme, de son contexte historique et de l'action qui s'y déroule ». Elle sait à quoi elle s'attaque et insiste sur la scénographie, « primordiale, fondamentale, déterminante, c'est la pierre d'assise de la mise en scène ».
Elle ajoute que les coupes dans le texte sont légères, les modifications ténues, tant elle a à cœur de respecter la versification et de « faire entendre le vers ». Les alexandrins rimés, elle y tient comme aux narines de son nez, qu'elle a fort beau, et frémissant. « Je me suis donné deux contraintes : je veux absolument conserver l'alexandrin, qui constitue la facture de la pièce, et je me suis interdit de réécrire ».
Pour
Frédéric Polier, c'est un rôle « athlétique », très physique, qui exige beaucoup de son interprète, outre le parfait maniement de l'épée. Un rôle casse-gueule et casse-voix qui ne l'effraye pas :
« C'est seulement avec Cyrano que je m'approche de ce qu'est pour moi la figure emblématique parfaite d'un homme sans compromis. Et je serais tenté de lui « donner tout à fait raison ». Parce que le nez de Cyrano, c'est un peu l'arbre qui cache la forêt. En matière de nasologie, tout a été dit. Mais ce serait laisser dans l'ombre l'aspect libertaire de son propriétaire, en porte-à -faux dans le ton et la pensée, au sein d'une société qui n'aime pas ce qui dépasse, dérange.
Cyrano, c'est un personnage héneaurme, hors normes, à la sensibilité aussi affûtée que sa lame, qui se gausse des dogmes et des conventions, avec un mépris acharné. Comme pour dire que la noblesse n'est pas l'apanage de la naissance, du titre et de la fortune, surtout lorsqu'elle s'oppose si vivement à la noblesse du coeur et de l'esprit. Son amour pour Roxane, contrarié par la disgrâce physique dont il se sent affublé, l'entraîne dans cette « généreuse imposture » qui oscille entre chaste jouissance et douleur, n'en est pas moins sincère. Il souffre de se sentir si laid en ce miroir que lui tend Christian, beau mais sot, deux faces de l'être parfait que la nature aurait cruellement disjointes et qui tentent de se rejoindre, mus par le même désir inassouvi.
Car on a faim dans cette pièce. Une faim grondante d'amour et de mots, de pain et de vin, de séduction, jusque sur le champ de bataille dont l'issue est scellée, jusqu'à la mort. Faim de soi, faim de l'autre. Un appétit comme un élan vital. Et soif. L'on s'enivre, l'on se grise, l'on se délecte et
savoure, l'on dévore. Passionnément, goulûment, férocement.
Les métaphores culinaires et gastronomiques, omniprésentes, sont mises en bouche des acteurs, tout au long d'un festin de brillants traits d'esprit. Plaisirs du palais et de la chair, même lorsqu'elle se refuse à être consommée. Une folle légèreté rimailleuse qui se mue en sourde gravité quand le rire s'étrangle dans la gorge, aux antipodes de cette image de gauloiserie cocardière dont on affuble parfois Cyrano, toute suintante d'un rance populisme coq au vin. On ne voudrait en garder que la pétillance racée de cet « esprit français », entre délicatesse et grivoiserie, et l'appel explicite à étripailler la bêtise, décapiter la bassesse, pourfendre la fatuité et occire l'ignorance, une idée scandaleusement salubre. Non, Cyrano n'a rien perdu de son panache.
La pièce débute en l'hôtel de Bourgogne, un soir de représentation, géniale mise en abyme de l'auteur qui fait du théâtre un théâtre.
© Théâtre de l'Orangerie