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Sur scènes et sur écrans

1953 - Gino Cervi

Milan et Paris

A Milan tout d'abord, puis dans plusieurs villes de la péninsule, avant d'arriver à Paris, un nouveau Cyrano venu d'Italie avec l'accent du Peponne des Don Camillo... Juste retour aux sources ? Ne dit-on pas que la famille de Savinien est originaire de Sicile ?


« Ca me rajeunit de trente ans », a dit Gino Cervi, lorsque le rideau du Théâtre Sarah-Bernhard est tombé sur le dernier acte de Cyrano qu'il a joué avec un talent admirable. Autour de l'ambassadeur d'Italie et de quelques ministres, le Tout-Paris était réuni pour le gala inaugural du Premier Festival Théâtral de Paris. Emu jusqu'aux larmes, le grand artiste italien ne cessait de saluer cette salle d'où montait une formidable ovation...



Il y a près de trente ans que Gino Cervi n'avait joué sur une scène parisienne. En 1925, il était presque débutant lorsqu'il vint avec une troupe italienne interpréter deux pièces de Pirandello au Théâtre Edouard VII. Aujourd'hui, il est la vedette de cette troupe de Milan qui comporte soixante comédiens et quarante machinistes. Lorsqu'il décida de jouer Cyrano de Bergerac, c'est à un metteur en scène français, Raymond Rouleau, qu'il fit appel. Rouleau dépensa 43 millions de lires pour monter le spectacle avec des décors de Lila de Nobili, mais le résultat fut sensationnel. Cyrano a été joué 135 fois dans les principales villes d'Italie (avant d'être présenté à Paris), ce qui constitue un record pour la péninsule. A Milan, les spectateurs attendaient toute une nuit pour pouvoir louer des places à l'ouverture des guichets !



En 1955, Gino Cervi a prévu de tourner un troisième "Don Camillo" avec, bien entendu, Fernandel et le metteur en scène Julien Duvivier. " Fernandel et Duvivier, dit-il, sont deux amis que je porte au fond de mon c?ur. Ce sont eux qui m'ont apporté la sympathie de tous les spectateurs français ".



François Granier, Ciné-revue du 18 juin 1954





UNE REPRISE ECLATANTE

L'Italie est un pays surprenant. Même les directeurs de théâtre y ont de la magnificence. L'un d'eux, Remigio Paone, vient de dépenser 50 millions de lires, c'est-à-dire 30 millions de francs pour donner Cyrano de Bergerac, traduit en italien, dans les principales villes de la péninsule.

Ce n'est pas une opération financière. Malgré le succès qui a accueilli la pièce lors de la première soirée, cette semaine à Milan, devant un parterre où toute l'Europe était représentée, Paone est assuré de perdre 20 millions de lires au bas mot.

Et ce n'est même pas une création. Cyrano a été joué en Italie en 1899, soit deux ans après avoir été joué à Paris. C'est une simple reprise, mais une reprise que Paone a voulu éclatante.

Pour son seul prestige, il a confié la mise en scène à Raymond Rouleau, l'exécution des décors à Lila de Nobili et le rôle principal à Gino Cervi, un des meilleurs acteur italiens, le Peponne de Don Camillo.

Pone, pour affirmer sa puissance, aurait pu monter un auteur italien. Il a préféré Cyrano parce que Cyrano, au pays de Goldoni, est une pièce classique. Pendant de longues années, en effet, le théâtre italien fut moins un théâtre de texte qu'un théâtre de rôles. On n'allait pas entendre Hamlet, on allait voir Zacconi ou Ruggieri dans Hamlet. Or, Cyrano est un rôle à panache : quinze cent vers à réciter et, à la fin du cinquième acte, une mort à grand spectacle.

Au siècle dernier, un acteur célèbre disait : « Avec mon nom, je ne peux plus accepter que des rôles dans lesquels on trépasse sur scène ». Dans Cyrano, on trépasse magnifiquement, la rapière à la main et le vers à la bouche. Il n'en fallait pas plus pour séduire les monstres sacrés de Naples, de Sicile ou de Rome.

C'est une pièce usée par un demi-siècle de succès que l'on confia à Raymond Rouleau avec mission de lui donner les grâces de la jeunesse et les audaces de l'avant-garde.

Tâche difficile, d'autant plus difficile que Rouleau n'avait encore jamais fait une mise en scène au-delà des Alpes et que les méthodes de travail en France et en Italie sont sans rapport entre elles.

En Italie, une pièce se répète en dix jours. On indique à peine aux acteurs les places où ils doivent jouer. On les abandonne à leur seul instinct.

Quant au texte, les comédiens n'ont jamais le temps de l'apprendre en entier. Le soir de la première représentation, ils doivent se fier aveuglément au souffleur. (...) Rouleau, lui, exigea deux mois de répétition, un texte su, des mouvements réglés au centimètre. On cria au scandale. On le traita de tortionnaire. Les acteurs italiens, en effet, ne répètent pas comme les acteurs français. Ceux-ci se contentent d'esquisser leur jeu, ils indiquent leurs effets mais ne les appuient jamais. Les Italiens, eux, dès le premier jour, se livrent. Ils jouent comme s'ils étaient déjà devant une salle garnie, d'où une fatigue nerveuse et physique.

Néanmoins, Rouleau tint bon. On céda et on n'eut pas à le regretter car la première représentation de Cyrano au théâtre Nuevo de Milan fut triomphale.

Rouleau avait réussi la gageure qu'on lui avait imposée. Il était parvenu à donner l'apparence de l'originalité à une ?uvre ressassée. Il rajeunit Cyrano grâce au procédé le plus vieux du monde : l'ombre chinoise. La bataille de la tour de Nesles est un récit aussi célèbre que le récit de Théramène dans Phèdre. Les spectateurs du théâtre Nuevo eurent la surprise non seulement d'entendre ce récit mais encore de le contempler. Il virent, se détachant sur l'écran blanc, Cyrano se battre contre quarante malandrins.



Quand le public s'endort, un grand coup de talon

Le public fut étonné et ravi. A la fin du quatrième acte, le siège d'Arras, il était bouleversé. Le défilé de ces soldats, revenant de la guerre, épuisés, blessés, à demi-morts, passant de part et d'autres de l'écran, les uns en ombre chinoise, les autres en chair et en os, était d'une poignante beauté.

Ce succès, Raymond Rouleau doit le partager avec son principal interprète, Gino Cervi, qui salua dix fois un public qui l'acclamait. Un acteur de province avait coutume de prétendre que Cyrano se jouait moins avec la voix qu'avec ses bottes. « Un coup de talon sur le plancher, rien de tel pour faire sonner un vers ». Cervi, lui, n'a pas joué Cyrano avec ses talons. Il l'a tout simplement joué avec son c?ur.

Il a mis une sourdine aux sonorités d'un texte parfois redondant. Il a estompé les "morceaux de gueule". Il a effacé les traditions faciles, mais il a rendu une âme au bravache.

Certes, son Cyrano est plus proche de Pirandello que de Rostand et certains lui reprocheront d'avoir ôté au personnage son panache, sa truculence et sa cocasserie. D'avoir fait de cet homme du Midi un homme du Nord. Et cependant, sans s'en douter, Gino Cervi a peut-être rejoint, par-delà les rêves du poète, la vérité historique. Cyrano n'était pas Gascon. Le Bergerac de son nom était un village de l'Ile-de-France**, dans la vallée de Chevreuse. Il vécut à Beauvais* et mourut à Paris. C'est Rostand qui le décréta méridional, car, évidemment, pour un poète, Cyrano de Bergerac cela sonne mieux que Cyrano de Beauvais.



Guillaume Hanoteau, Paris-Match, Noël 1953



* Non, Monsieur Hanoteau, Bergerac, c'est juste le nom d'une terre familiale !

** Re-non. Le collège de Beauvais, comme son nom ne l'indique pas, est installé à Paris, au c?ur du Quartier-Latin...





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Publié le 30 / 04 / 2005.


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