Espoir pieux du futur chanoine ! Nous sommes en 1640, mais ce n'est que treize ans plus tard que Savinien fera « jouer son Agrippine ». Et c'eût été dommage que cela se fît plus tôt.
En effet, on ne peut douter que le Cardinal de Richelieu eût corrigé de nombreux vers de cette tragédie, signé par ce qu'on appelle aujourd'hui un esprit fort, et un libertin au XVIIe siècle, c'est-à-dire un esprit libre et libéré des préjugés de la société et de la religion, un esprit qui bat en brêche toutes les idées reçues.
La Mort d'Agrippine, veuve de Germanicus, écrite selon toute vraisemblance aux alentours de 1647, a été jouée en 1653 sur la scène du Théâtre de Bourgogne qui était alors le haut lieu théâtral de l'époque. Ce n'est pas pour rien que Montfleury, l'acteur le plus « people » du temps, s'y produisait dans La Clorise sous les yeux de l'homme le plus puissant de France, Armand Duplessis de Richelieu. Cependant, sa subversion était telle que la pièce fut retirée de l'affiche au bout de quelques représentations seulement. Parce qu'elle provoqua un scandale, elle eut un succès de curiosité mondaine qui lui attacha l'expression de « belles impiétés ».
Et tout d'abord en raison d'un jeu étymologique ! L'une des expressions qui fit couler le plus d'encre est sans conteste le célèbre « Frappons, voilà l'hostie » (IV, 4, v. 1306), quand l'hostie est à la fois l'ennemi (du latin hostis, il nous reste l'adjectif « hostile ») et le pain eucharistique. Mais ce n'est pas la seule !
Subversif ? Impie ? A tout le moins anticonformiste.
Qu'est-ce que La Mort d'Agrippine ? Une tragédie. Une tragédie, apparemment dans le ton de celles de l'époque. Apparemment.
Au XVIIe siècle, temps béni, la tragédie au théâtre permet de proposer une vision du pouvoir, de la société, de l'histoire... Le thème le plus en faveur est celui de la Rome antique, il s'appuie sur les sources historiques, garant de sérieux, quand bien même ces sources sont bouleversées en profondeur. Savinien s'est fait plaisir.
Agrippine est la veuve, depuis dix ans, de Germanicus, et, pour l'anecdote, à la fois mère de Caligula et grand-mère de Néron.
Germanicus était le fils adoptif de l'Empereur Tibère.
Agrippine veut venger la mort de l'homme aimé et s'attache les services des conjurés traditionnels dans ces tragédies « romaines ».
Mais tout le monde trahit tout le monde, tout le monde ment à tout le monde dans cette Mort d'Agrippine.
Quand ses prédécesseurs pouvaient à la rigueur évoquer un pessimisme historique, voire politique, Savinien, lui, les porte à l'extrême, il les radicalise. Les personnages sont âgés, l'Empereur est dit « vieillard » (v. 1202) et tous ne font qu'attendre la prochaine victime, sans même un espoir d'avenir pour le monde, car le droit et la justice sont morts avec Germanicus. Séjanus, favori de Tibère, aspire à prendre sa place sur le trône, avec Agrippine à ses côtés. Il est le symbole de cette tragédie qui se déroule, il est l'une des voix de Savinien en tant que disciple d'Epicure, il est celui qui nie la spiritualité de la religion et l'idée même de Res Publica, les tient non pour fin mais pour seul moyen de contrôler le peuple, et affirme l'égalité des hommes entre eux en dénonçant les privilèges hérités.
« Ce noeud m'affermira dans le trône usurpé. » (I, 5 ; v. 339)
« Mon sang n'est point royal, mais l'héritier d'un Roi
Porte-t-il un visage autrement fait que moi ? » (II, 4 ; v. 579-580)
« Mon nom serait au rang des Héros qu'on renomme
Si mes prédécesseurs avaient ravagé Rome. » (II, 4 ; v. 585-586)
« Une heure après la mort, notre âme évanouie
Sera ce qu'elle était une heure avant la vie. » (V, 6 ; v. 1562-1563)
« Ces Dieux, que l'homme a faits, et qui n'ont point fait l'homme » (II, 4 ; v. 638)
Massacrer son maître est-il un crime affreux ?
« Mais on devient au moins un magnifique traître. » (II, 4 ; v. 598)
Mourir est-il un désespoir ? Pas pour l'Epicurien.
« Eh bien, je dois mourir, parce que j'ai vécu ! » (V, 6 ; v. 1524)
Le Tartuffe de Molière n'en a pas dit autant, onze ans plus tard, pour déclencher contre lui la cabale des dévôts et se voir interdit de représentation.
Mais Savinien ne s'arrête pas là. Il veut parler, alors il enfonce le clou !
Et de se moquer de la confession en tant que repentir sincère :
« [L'effroyable tonnerre des Dieux] ne tombe jamais en hiver sur la terre.
J'ai six mois pour le moins à me moquer des Dieux,
Ensuite je ferai ma paix avec les Cieux. » (II, 4 ; v. 630-632)
Puisque de toute façon
« Un peu d'encens brûlé rajuste bien des choses » (v. 634),
pourquoi se priver ?
Molière, en fait, a fait beaucoup plus grave. Il s'était attaqué aux hommes, quand Savinien, lui, bat en brêche les notions elles-mêmes. Mais à l'époque de l'absolutisme, où la Bastille (entre autres) était une destination fréquente d'une durée plus ou moins longue pour tous ceux qui pouvaient avoir déplu au roi ou à ses ministres, c'était suffisant pour que les directeurs de théâtre retirassent de l'affiche cette tragédie sans attendre l'interdiction qui en eût été une pour eux, de tragédie.
Car Savinien ne parle pas que de la voix de Séjanus. Livilla, soeur de Germanicus et bru de l'Empereur, aime Séjanus, qui se sert d'elle pour éliminer les obstacles qui se dressent entre lui et le trône. Elle représente la vacuité de l'amour et de l'honneur que Le Cid par exemple chantait bien haut.
« Quoi ! Je t'ai de mon frère immolé jusqu'au nom,
Sur son fameux débris élevé ton renom,
Et chassé, pour complaire à toi seul où j'aspire,
De mon lit et du jour l'héritier de l'Empire ! » (I, 4 ; v. 275-278)
Ce dont Séjanus n'a grande cure :
« [...] Je la hais dans l'âme ;
Et quoiqu'elle m'adore, et qu'elle ait à mes voeux
Immolé son époux, son frère et ses neveux,
Je la trouve effroyable [...]. » (I, 5 ; v. 314-317)
Les hommes sont égaux entre eux, pour Savinien, mais les femmes sont aussi les égales des hommes, à l'image de Livilla :
« Mais, femme, je pourrai voir du sang sans horreur,
Et, parente, souffir qu'on égorge ma soeur ! » (I, 4 ; v. 251-252)
Rien de plus terrible qu'une femme en colère ! Et lorsque cette femme est en colère parce qu'elle est veuve, malheur au responsable ! Séjanus l'a oublié, aveuglé par ce qui n'est qu'un désir physique et que Savinien déguise systématiquement derrière le nom d'amour.
Quand sa confidente Cornélie interroge Agrippine :
« Du traître Séjanus deviendrez-vous la femme ? » (I, 4, v. 178)
Celle-ci lui répond :
« Mais, hélas ! je ne puis me venger de Tibère
Que par la seule main de mon lâche adversaire :
Car Séjanus vainqueur lui percera le flanc,
Ou Séjanus vaincu payera de son sang. » (I, 4 ; v. 213-216)
Tibère, lui-même, sensé être, en tant que monarque, garant de la justice et de la bonté, n'hésite pas à dire nonchalamment, pour justifier l'exécution des conjurés :
« Quand j'ai de mauvais sang, je me le fais tirer. » (IV, 2, v. 1000)
Et d'user d'une cruauté qu'on dirait aujourd'hui psychologique :
« Pour allonger tes maux, je veux te voir nourrir
Un trépas éternel dans la peur de mourir.
[...]
Qu'on égorge les siens, hormis Caligula ! » (V, 8 ; v. 1619-1620, v. 1642)
Que d'entorses en outre aux règles formelles de la Tragédie. Celle-ci est intitulée La Mort d'Agrippine mais...
Mais point n'en disons plus. Laissons le lecteur découvrir par lui-même cette pièce profonde d'un grand auteur qui plaît à tous ceux qui la connaissent, et manque à qui l'ignore ; ne dévoilons pas avant la dernière page que c'est le facteur l'assassin ; que le lecteur avisé sache en découvrir la richesse par une mise en regard de la production des classiques de son temps... « C'est assez. » (V, 9 ; v. 1656)