Les éditions Standaard on publié dans leur série « Classix » un album intitulé Cyrano, par Ken Broeders : il s'agit évidemment d'une adaptation de la pièce d'Edmond Rostand.
L'auteur, Ken Broeders (Attention ! Prononcez Brou-derce : "Brou" avec un "ou" donc, mais pas "derce" comme dans "commerce" , "ders" avec le son "e" comme dans besoin !) Ken Broeders donc, est un amoureux de Cyrano aussi passionné que vous et moi. On s'en rend compte tout de suite, en lisant cet album. Il m'a dit que Cyrano était son héros depuis toujours, à ce point que de temps en temps, dans les situations difficiles, il lui arrive de se demander : "Qu'aurait fait Cyrano à ma place ?"
Faire une BD de la pièce de Rostand, la tâche a dû s'avérer pas facile du tout : car pour serrer cette pièce si bien remplie dans 46 pages, en évitant de perdre toute la beauté et tout le drame, ce n'est pas une mince affaire. Il eût été facile de remplir les pages de duels imaginaires ; mais ça, il ne l'a pas voulu. Il aime trop la pièce pour ça.
Il eût été aussi facile de couvrir les planches de dialogues poétiques qui n'en finissaient pas ; mais c'eût été trop ennuyeux, et un bandessinateur Belge, ça veut raconter à tout prix, et passionner son auditoire, et non pas en premier lieu épater la galerie en exhibant son talent graphique de virtuose. La bd "Art" (avec un A majuscule), ce n'est pas notre style.
Non non, et en plus, la pièce de Rostand vous livre tout ce qu'il vous faut : action, émotion, humour. Le truc, c'est d'en extirper juste assez pour remplir un album, et garder l'auditoire passionné, sans perdre l'essence et le charme de la pièce ; pour ce faire, il a fallu exécuter quelques mathématiques scénaristiques ; mais le résultat est surprenant.
Comment s'y est-il pris ? Il se limite aux décors les plus pittoresques : le théâtre, le vieux Paris, le siège d'Arras, et le couvent pour finir. Il mélange les scènes mémorables tels que le duel entre Cyrano et de Valvert avec la fameuse Tirade sur le Nez (quitte à abandonner la balade « A la fin de l'envoi, je touche ! » mais c'est tant pis...)
Il utilise intelligemment les intrigues livrées par Rostand, tels que le conflit entre Cyrano et Montfleury ou les problèmes littéro-politiques de Lignière qui mènent au combat contre les cent truands du côté de la Porte de Nesle ; et bien sûr la célèbre machination amoureuse entre cet étrange et sympathique "ménage à trois", formé par la mignonne Roxane, le gentil bêta Christian et le génie poétique qui, because sa laideur, se plaît à jouer à la muse. Qui s'y plaît, mais qui en souffre. Qui se trouve déchiré entre son amour pour Roxane et son amitié pour ce garçon qui a entière confiance en lui.
Broeders utilise un système de « flash-back » pour maintenir l'attention du lecteur : il commence l'histoire au dernier acte, et le finit au même endroit, tandis que tout le reste sert à éclairer se qui s'est passé entre les deux. D'autres auraient monté un autre stratagème, auraient accentué d'autres éléments à défaut de ceux-là ; mais 46 pages, c'est tout simplement trop peu, il fallait choisir.
Dans la représentation de la pièce à Gand, l'accent est par-dessus tout mis sur l'être humain qui se trouve laid et qui en souffre au point de s'en détruire. Ken Broeders, lui, n'attache pas tellement d'importance à cet aspect du drame ; il fait de Cyrano un homme dont la générosité lutte avec l'égoïsme, un homme qui se bat avec ses démons intérieurs, lesquels portent ses propres traits, et qui le poursuivent jusqu'à son dernier moment.
Le fait que les monstres ont ses propres traits prouvent que Ken Broeders a parfaitement compris que c'est bien lui, Cyrano, qui finit par se détruire lui-même. L'adaptation est donc très réussie ; un non-Cyranophile, même dix fois plus doué du côté graphique, n'aurait pu le faire comme ça.
D'ailleurs, le talent de Broeders ne réside pas dans les décors pharamineux à la Juillard, ni dans l'anatomie phénoménale d'un Milo Manara, mais par-dessus tout dans les expressions des visages inégalables, les regards incroyablement éloquents dans les yeux des personnages. Chacune des multiples mimiques sur le petit minois de sa Roxane en disent plus long que vingt bulles bien remplies. Et à propos de bulles, remarquez la grâce avec laquelle celles-ci se promènent sur la page, ajoutant de leurs fléchettes à la souplesse de l'image, "élégantes comme Céladon, agiles comme Scaramouche".
Ajoutez à cela un dégoût très sain de la guerre, qu'il décrit avec toute sa futile cruauté insensée ; et pour finir, une particularité exclusive pour ceux qui comprennent le néerlandais, et qui, si une traduction francaise se présentait (ce que cette oeuvre mérite sans aucun doute !) se perdrait sûrement : comme Ken Broeders aime Cyrano le poète, autant que Cyrano le héros, il a insisté pour faire parler son Cyrano en vers, tout comme dans la pièce. Les autres personnages parlent normalement ; il n'y a que Cyrano qui rime, tout le long des 46 pages ! Et il l'a fait de façon si habile, que tout comme chez Edmond Rostand, il s'en faut de peu qu'on lise tout sans s'en rendre compte : c'est fait d'un naturel qui glisse de bulle en bulle, sans aucune acrobatie verbale forcée.
L'éditeur n'était pas très charmé, d'ailleurs, et Ken a du lui "infliger" ses bulles poétiques presque de force. On lui en veut d'avoir causé, par son originalité, de limiter les ventes de l'album. La série a été arrêtée depuis par l'éditeur, plus porté à produire des trucs plus platement commerciaux, laissant Broeders sans revenu. Cependant, ne le plaignez pas trop : il a travaillé sans pacte, "libre dans ses pensées autant que dans ses actes".